General
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
UFR de Science Politique
Année universitaire 2022-2023, Premier semestre
M2 de Science Politique, Parcours Transformations des démocraties contemporaines, Spécialité "Enquêtes, études, expertise"
Séminaire "Processus et formes de politisation"
M. Laurent Jeanpierre
Mardi, 9h30-12h30, Centre Censier, Salle D36
Argumentaire général du séminaire
L’observation dans les régimes démocratiques d’une défiance, variable mais importante, envers les formes les plus instituées de la participation politique – de la non-inscription et de l’abstention électorale à l’indifférence à la politique – est certainement l’un des résultats les plus robustes de la science et de la sociologie politique des dernières décennies. Même s’il commence à être nuancé, un tel constat est encore plus manifeste lorsqu’on se situe au sein des catégories populaires et des fractions les plus démunies de la société. Sans contester frontalement ces affirmations, il peut être intéressant d’en interroger certains présupposés, par exemple les définitions souvent implicites de l’activité politique légitime sur lesquelles elles s’appuient. La déploration savante d’un déficit démocratique n’est-elle pas au moins en partie tributaire d’une conception trop institutionnelle ou conventionnelle de la politisation ? Derrière l’affirmation d’une crise de la représentation politique – qui, d’ailleurs, ne date pas d’aujourd’hui – ne faut-il pas chercher aussi une crise de la science et des études politiques, de leurs manières de repérer le politique ? En abordant le thème des formes et des processus de politisation, telles sont les questions autour desquelles ce séminaire, à la suite de quelques travaux novateurs, voudrait revenir.
Pour entamer cet examen critique de la sociologie politique par elle-même autour de formes de politisation qui sont longtemps sorties de son champ de vision, une représentation délibérément simplificatrice des pôles entre lesquels elle a construit son objet spécifique n’est pas inutile. Les recherches sur les comportements politiques oscillent en effet entre une définition restrictive et une conception extensive de la politique. Dans le premier cas de figure, la politique est définie au plus près du cadre que lui réservent les institutions et le droit. Une posture contraire cherche ce qui est « politique » dans tout ce qui échappe à l’approche conventionnelle. Elle peut être amenée à poser qu’un ensemble de comportements que les acteurs ne définissent pas nécessairement comme « politiques » doivent être requalifiés ; elle envisage à la limite que tout est virtuellement politique dans la mesure où des relations de pouvoir traversent les rapports sociaux et les pratiques. Il existe une division du travail entre ces deux manières de repérer le politique : les recherches sur la politique institutionnelle ou spécialisée sont complétées par les travaux sur les autres formes de politique. Infra-politique, micro-politique, politique informelle, citoyenneté ordinaire, désobéissance, résistance, politique préfigurative : ces catégories de pensée en vogue témoignent des limites du regard légitimiste qui a longtemps présidé à la science et à la sociologie politique et de l’intérêt des chercheurs en sciences sociales pour des formes de politisations émergentes, précaires ou souterraines – soustraites aux regards dominants et souvent surplombants des appareils d’Etat et de la recherche scientifique.
Une autre façon d’interroger le biais institutionnaliste de la science politique dominante sans pour autant céder à une image surpolitisée des pratiques sociales a consisté à se défaire de l’essentialisme hérité de la philosophie ou du droit pour lui substituer un regard processuel. Sous ce prisme, il ne s’agit plus de dire a priori ce qui est politique mais d’analyser comment des individus, des pratiques, des objets ou des énoncés qui n’ont pas d’attributs politiques deviennent ou ne deviennent pas politiques, comment ils se politisent mais aussi, inversement, comme des entités ou des acteurs politiques se dépolitisent. Outre qu’elle bute sur le flou conceptuel et la diversité des acceptions du terme de « politisation », une telle démarche n’échappe pas non plus, en définitive, aux problèmes du repérage préalable du politique, que celui-ci soit par exemple défini de manière restreinte comme entrée dans le champ politique, comme ensemble de rapports avec la sphère spécialisée de la politique, ou bien, de manière élargie, comme mise en scène distanciée et ambivalente des relations de pouvoir (Martin), montée en généralité d’une critique ou d’une demande de justice (Boltanski), détournement des finalités ordinaires de l’activité (Lagroye), conflictualisation (Leca) ou comme redéfinition des frontières de la politique instituée.
Toutes ces difficultés d’approche des formes les moins officielles, légitimes, organisées, voire des formes les moins visibles ou les moins reconnues de la politique sont exacerbées lorsqu’il s’agit d’étudier l’inscription politique des classes populaires ainsi que celle des groupes minoritaires ou dominés. L’un des enjeux épistémologiques (et politiques) du séminaire pourrait aussi nous conduire à explorer des nouvelles voies d'approche de la politisation de ces fractions de la société en échappant à la fois au « misérabilisme » (sous les formes, par exemple, d’une mise au jour d’un défaut de compétence politique, d’une politique impossible ou incomplète, ou bien lorsque l’enquête part du présupposé que les mobilisations de ces groupes sont improbables) et au « populisme » (qui voit nécessairement dans l’existence de causes nouvelles ou dans les pratiques collectives ou publiques des dominé-e-s et des invisibilisé-e-s les signes d’une politisation réussie ou durable), c’est-à-dire en suivant en définitive ici une démarche déjà largement discutée en sociologie des pratiques culturelles à la suite des travaux conjoints de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron.
Il conviendrait également de réfléchir aux méthodes et aux outils les plus adéquats afin d’aborder la politique des groupes dominés ou relégués à travers les formes les moins visibles ou les plus neuves de leur politisation éventuelle. Existe-t-il des techniques d’enquête, des terrains ou des postes ou des postures d’observation plus propices que d’autres pour le repérage des politisations émergentes ? Comment objectiver par ailleurs les pratiques ou les relations, constituées parfois de « liens faibles », qui permettent de comprendre certaines formes moins visibles de politisation et leur éventuelle rémanence dans le temps ? Si l’ethnographie semble la méthode la plus adaptée à une observation rapprochée et microsociologique des pratiques des acteurs et du sens qu’ils donnent à ces pratiques, d’autres méthodes peuvent lui être combinées, comme la socio-histoire ou la socio-critique des catégories de pensée et de représentation du politique. Il faudra également se demander par quels moyens – empiriques, descriptifs, théoriques – considérer ces politisations émergentes, y compris rétrospectivement, non pas du seul point de vue de leurs débouchés ou de leurs points d’arrivée, mais aussi du point de vue de leurs potentialités et de leurs devenirs.