La naissance de la protection du paysage

Le lac de l'Eychauda, huile sur toile de Laurent Guétal, 1886, musée de Grenoble.

Le pittoresque a un succès considérable au XIXe siècle partout en Europe, contribuant à l’édition d’ouvrages illustrés de lithographies (la technique date de cette époque) représentant les paysages les plus prisés et aboutissant à des sortes de tableaux géographiques de la France ou d’autres pays européens mêlant paysages, traditions régionales et contes et légendes. Cet engouement conduira aux premières mesures de protection des paysages dès le milieu du XIXe siècle avec un décret de protection de la forêt de Fontainebleau en 1853, concomitant avec la création de l’Alpine Club qui a inspiré celle du Club Alpin Français (le C.A.F.). C’est aussi dans cette période qu’est créé le Touring Club Français (T.C.F.). Cette organisation touristique a joué un rôle essentiel dans la protection des paysages et en particulier dans les premiers sites classés sur décrets préfectoraux, comme la cascade de Gimel en Corrèze, les rochers de Ploumanac’h en Bretagne ou les crêtes rocheuses des Monts d’Ardenne, dénommées les « Quatre Fils Aymon » en référence à une légende régionale. Mais c’est surtout le T.C.F. qui a permis le vote de la première loi à caractère environnemental en France en 1906, défendue à la Chambre des Députés par Charles Beauquier (1833-1916), député radical-socialiste du Doubs et soutenu par les adhérents du Touring Club de France : il s’agit de la loi sur la protection des monuments naturels qui fut abrogée en 1930 et remplacée par la loi sur les sites classés et inscrits toujours en vigueur. Ce député est l'un des fondateurs de la Société pour la protection des paysages et de l'esthétique de la France.

Après le vote de cette loi, la France organisa en 1910 à Paris le premier Congrès International sur la protection des paysages qui vit rassemblées de nombreuses délégations étrangères dont celle des États-Unis qui purent faire état de leur précocité en matière de protection des paysages avec la création des grands parcs nationaux américains comme ceux du Yosemite et du Yellowstone. La France avait envisagé la création d’un parc national dans la vallée de l’Eau d'Olle, mais la guerre de 1914-1918 mit fin au projet et il fallut attendre 1960 pour que les premiers parcs nationaux soient créés. D’autres pays, comme l’Espagne, ont créé des parcs nationaux bien avant la France.

Le paysage, concept essentiel de la géographie

Cependant, le paysage a pris une ampleur autre que la simple protection avec les avancées des géographes, à commencer par Élisée Reclus, géographe engagé politiquement, auteur notamment de la Nouvelle Géographie universelle, et d’un texte innovant sur les relations des sociétés modernes à la nature, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », Revue des deux Mondes (N° 63, 15 mai 1866), où il fournit une réflexion très instructive longtemps ignorée et pourtant éloquente sur les rapports actuels de l’homme à la nature. Suivront les nombreuses publications de l’École française de géographie, avec Paul Vidal de La Blache, qui est avec son disciple Lucien Gallois, à l'initiative des Annales de géographie, créées en 1891. La géographie a placé le paysage parmi ses concepts principaux, en le considérant comme le produit des relations entre la nature et les activités humaines, associé au « genre de vie », cher au fondateur de l’École française de géographie. A l’origine discipline globale, la géographie a tenté de préserver ses deux versants : la géographie physique, se consacrant essentiellement à l’étude ces composants abiotiques, biotiques et anthropiques, dans la mesure où ceux-ci découlent des facteurs naturels ; la géographie humaine qui consiste dans l’analyse des activités humaines à la surface de la terre. Le paysage a longtemps été écartelé entre ces deux spécialités qui ont connu après la Seconde Guerre Mondiale une crise aboutissant à une séparation fondée sur l’opposition du déterminisme de la nature issu des conceptions de l’École allemande de géographie représentée par Alexander von Humboldt, Carl Ritter, Friedrich Ratzel, notamment et du possibilisme, qui permet de comprendre les capacités des sociétés humaines à modeler la surface de la terre pour ses besoins d’habitat, circulation, alimentation, etc. Dans un certain sens, le paysage est l’un des produits de ce possibilisme, bien que la géographie physique revendique ce concept comme l’expression des mouvements tectoniques, érosifs, hydrologiques, etc.

Paysage, par Sergey Strunnikov (ca. 1930)

Le paysage est resté un concept essentiel de la géographie jusque vers les années 1950, en particulier chez des géographes comme Jean Brunhes, Albert Demangeon, Emmanuel de Martonne, Pierre Gourou, et Pierre Deffontaines auteur avec Mariel Jean-Brunhes Delamarre (fille de Jean Brunhes) de l’une des Géographies universelles. Pierre Deffontaines, en particulier, fut un ardent utilisateur du concept de paysage à travers ses carnets où il dessinait les paysages qu’il analysait, bien que le mot n’apparaisse que rarement dans les titres de ses articles ; cependant, la revue Hérodote lui a consacré un numéro intitulé : "Un géographe, Pierre Deffontaines, grand dessinateur de paysages" (1987), Hérodote, n°43.

Après la Seconde Guerre Mondiale, le paysage est tombé en disgrâce, les géographes se consacrant davantage à comprendre les facteurs de la reconstruction de la France et n’adhérant que de mauvaise grâce à un concept qu’ils considéraient comme bourgeois et hérité du protectionnisme du XIXe siècle. La géographie a en effet été marquée par le marxisme comme la plupart des sciences sociales. Mais certains géographes ont poursuivi la voie tracée par leurs prédécesseurs d’avant 1940 comme Philippe Pinchemel, Jean-Robert Pitte, Armand Frémont, inventeur de l’espace perçu. Si Roger Brunet ne peut pas être considéré comme un défenseur du paysage, il a pourtant proposé une analyse du concept comme ensemble de signes.

La géographie physique a été fortement marquée par l’apport des géographes russes et en particulier par les théories de Dokoutchaev avec son modèle de « complexe naturel territorial ». Comme le rappellent G. Rougerie et N. Beroutchachvili, la géographie russe a constitué le moyen d’étudier le paysage par la connaissance qu’il permettait des vastes espaces à très faible densité démographique qui faisaient partie de l’URSS et représentaient une sorte de laboratoire pour construire des théories. Le modèle de Dokoutchaev a été le point de départ de ces approches théoriques qui se sont traduites par la « Landschaftovedenie », très inspirée des conceptions naturalistes allemandes. C’est dans ce courant de pensée qu’apparaît, en 1963, le concept de « géosystème » voué à un grand succès, en Europe notamment, chez les géographes naturalistes comme Georges Bertrand. La géographie russe est marquée par la faible part donnée aux processus sociaux et l’écrasante dimension naturaliste, ce qui permet de comprendre le déterminisme qui la caractérise (voir infra, analyse scientifique du paysage).


Modifié le: mardi 8 septembre 2020, 15:46