Bien au-delà du simple changement de régime politique à laquelle on la réduit souvent, l’idée moderne de révolution, qui naît avec la Révolution de 1789, se fonde sur le postulat que les hommes ont le pouvoir de transformer radicalement leur monde, c’est-à-dire eux-mêmes et leurs rapports politiques, économiques et sociaux, par une action collective directe, consciente et volontaire. « Pour qu’une nation aime la liberté, il suffit qu’elle la connaisse ; et pour qu’elle soit libre, il suffit qu’elle le veuille », déclare La Fayette à la Constituante quelques jours avant la prise de la Bastille. En ce sens, le mot « révolution » exprime la confiance des Modernes dans la capacité des sociétés humaines, voire de l’humanité entière, à changer leur destin, par opposition au sens que le terme avait auparavant dans la langue classique, où il traduisait au contraire l’idée ancienne que les cités et les empires, si puissants soient-ils, sont soumis aux vicissitudes de la fortune ou d’une nécessité naturelle qui les voue inévitablement au changement et au dépérissement. « Telles sont les révolutions des États, tel est l’ordre suivant lequel la nature change la forme des républiques », lit-on encore dans une traduction des Histoires de Polybe au début du XVIIIe siècle. Une première question consistera donc à se demander comment un tel renversement de sens s’est effectué.
Mais une autre difficulté surgit aussitôt, car la révolution, au sens moderne où nous l’avons définie, ne tarde pas à s’imposer elle-même à tous ses protagonistes sous la forme de cette implacable nécessité sociohistorique que Robespierre et Saint-Just appelaient déjà la « force des choses ». « Comme l’antique Némésis, que ni les prières ni les menaces ne pouvaient émouvoir, la révolution s’avance, d’un pas fatal et sombre, sur les fleurs que lui jettent ses dévots, dans le sang de ses défenseurs, et sur les cadavres de ses ennemis », écrit éloquemment Proudhon dans l’Idée générale de la révolution au XIXe siècle. Comment, dès lors, rendre compte de la nécessité du processus révolutionnaire par une théorie du devenir historique, sans sacrifier pour autant la praxis révolutionnaire comme activité auto-transformatrice de l’homme ?
Loin d’avoir été rendues caduques par la prétendue « fin du communisme », les questions que soulèvent l’idée de révolution touchant les modalités de l’action historique se posent aujourd’hui avec d’autant plus d’acuité que, face aux gigantesques mutations sociales, économiques et géopolitiques que connaît notre monde, la société libérale du XXIe siècle est dominée par le sentiment général de n’avoir aucune prise sur sa propre histoire.
Bibliographie indicative des principaux auteurs abordés
Polybe, Histoires, livre VI, trad. D. Roussel, Paris, Gallimard, 2003.
Augustin d’Hippone, Sermons sur la chute de Rome (410-412), trad. J.-C. Fredouille, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004.
Luther, Les Grands Ecrits réformateurs, trad. M. Gravier, Paris, GF, 1999.
Müntzer, Ecrits théologiques et politiques, Trad. J. Lefebvre, Presses Universitaires de Lyon, 1982.
Hobbes, Béhémoth ou le Long Parlement, trad. L. Borot, Paris, Vrin, 1990.
Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, Paris, GF-Flammarion, 1968.
Gibbon, « Observations générales sur la chute de l’Empire romain dans l’Occident » (1776), in Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, trad. F. Guizot, Paris, R. Laffont, 2000.
Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris, Hachette, 1989.
Paine, Les droits de l’homme, Paris, Belin, 1987.
Fichte, Considérations sur la Révolution française, trad. J. Barni, Paris, Payot, 1974.
De Maistre, Écrits sur la Révolution, Paris, PUF, 1989.
Marx, Les Luttes de classes en France, trad. M. Rubel, Paris, Gallimard « folio », 1994.
Trotski, Histoire de la révolution russe, trad. M. Parijanine, Paris, Seuil, 1995.
Arendt, De la révolution, trad. M. Berrane, Paris, Gallimard « folio », 2013.