Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cours de philosophie du droit
Licence troisième année, 2024-2025, premier semestre
Les jeudis de 8h à 11h
V. Alain
L’obligation et la contrainte
Pour
tout un chacun, l’expérience ordinaire du droit est ambivalente : elle peut correspondre
à celle d’un droit, c’est-à-dire à l’expérience d’une liberté consacrée par la
loi, par exemple à celle du droit d’expression, ou bien à celle, moins
plaisante, d’une obligation qu’une norme juridique ou que la signature d’un contrat
imposent. Pourtant, le concept d’obligation occupe une place à ce point centrale
en droit qu’Hans Kelsen a pu identifier la théorie pure du droit à la doctrine
de l’obligation et écrire : « l’obligation n’est pas quelque chose
de différent de la norme, l’obligation est la norme ». Cet accent mis
sur l’obligation juridique plutôt que sur les droits ne peut que surprendre
tant il paraît rompre avec le récit d’un progrès des droits subjectifs,
c’est-à-dire des libertés, en mettant l’accent sur les devoirs. Cet
étonnement conduit ainsi à reprendre la question classique du fondement de l’obligation. En
d’autres termes, qu’est-ce qui justifie qu’on abandonne en partie le droit de se
gouverner soi-même pour se soumettre à une volonté étrangère, à une décision de
justice, à une règle, à une loi, c’est-à-dire à une norme ? Si de facto –
de fait - l’obligation est une réalité sociale, de quel droit – de jure
- oblige-t-on ?
Cette question du fondement de l’obligation impose,
en premier lieu, de séparer la contrainte de l’obligation en décrivant les régimes
de la contrainte et les diverses formes de l’obligation : obligations sociales,
morales, religieuses, civiques, juridiques. Si la notion l’obligation suppose évidemment
de distinguer le droit de la morale, le légal du légitime, elle conduit
également à préciser les rapports du droit à l’État, en interrogeant les
limites du concept de souveraineté et la possibilité d’un droit de résistance,
puis de désobéissance civile. Bref, dans quelle mesure, a-t-on le droit de désobéir
à certaines lois ? Est-ce un droit ? Est-ce un devoir ?
La
nature, le fondement et la légitimité de l’obligation juridique structurent, bien
entendu, la philosophie du droit elle-même en opposant au moins deux grandes
conceptions du droit : celle des partisans d’un droit naturel (jusnaturalisme),
puis rationnel, aux tenants d’une conception strictement conventionnaliste ou
positiviste (juspositivisme). Toutefois, il n’y a pas un jusnaturalisme,
mais des jusnaturalismes, tout comme il n’y a pas un
positivisme juridique, mais des positivismes juridiques. On ne saurait donc
sans inconséquence développer la querelle du jusnaturalisme et du juspositivisme,
de la nature et de la convention, dans toute son extension juridique
et philosophique. Il convient donc de délimiter un domaine d’étude. Durant ce
semestre, on s’attachera à l’examen des concepts de droit, de loi et
d’obligation développés par les jurisconsultes de l’école moderne du
droit naturel (Grotius et Pufendorf) et par les théoriciens du contractualisme
- Hobbes, Locke, Rousseau, Kant – ainsi qu’à l’étude de l’un de ses plus
importants prolongements contemporains : La théorie pure du droit d’Hans
Kelsen. Trois axes principaux s’imposent alors à la réflexion.
Premièrement,
on analysera le concept de contrat, juridique et social, développé par la
tradition contractualiste (Hobbes, Locke, Rousseau, Kant) et par les jurisconsultes
(Grotius, Pufendorf). En d’autres termes, en quel sens le consentement peut-il
fonder l’obligation juridique ? En somme, être obligé, est-ce toujours
s’obliger ?
Deuxièmement,
il est remarquable que les doctrines du contrat social en dépit de leur
diversité associent étroitement deux principes distincts : une théorie du contrat
et une conception du droit naturel. Or, dans quelle mesure ces deux thèses sont-elles
pleinement compatibles ? Un consentement irrationnel peut-il avoir une
valeur juridique ? Quelles sont alors les limites du consentement ?
Enfin,
on ne saurait traiter de l’obligation indépendamment de la liberté. Si on les
oppose le plus souvent, ne peut-on, au contraire, soutenir que la loi est moins
un obstacle à la liberté que sa condition ? Dès lors, quelle idée de la
liberté l’obligation juridique suppose-t-elle ? Quel concept de liberté
pour quelle notion d’obligation ? Bref, qu’est-ce que l’autonomie ?
Bibliographie
du semestre (en gras sont indiquées les œuvres à étudier en priorité)
-
Cicéron, Des
lois, Belles Lettres, 1959 — De la République, Belles Lettres, 1980
— Des devoirs, Belles Lettres, 2003.
-
Grotius, Le
droit de la guerre et la paix, PUF, 2005.
- Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Dalloz,
1999.
-
Pufendorf, Le
droit de la nature et des gens, 1740, disponible sur Gallica.
- Locke, Le second traité du gouvernement, trad.
Jean-Fabien Spitz, PUF,1994.
-
Leibniz, Le
droit de la raison, éd. R. Sève, Vrin, 2002.
- Rousseau, Du contrat social, GF, 2011 — Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, GF, 2011.
- Kant, Métaphysique des mœurs, trad. A. Renaut, Paris,
GF, 2018, t. I et II. — Théorie et pratique, trad. L. Guillermit, Vrin, 2000.
-
Hans Kelsen, Théorie
pure du droit, trad. C. Eisenmann, LGDJ, 1999. — Théorie générale des normes, trad. O. Beaud,
F. Malkani, PUF, 1996.
Quelques
études essentielles et indispensables pour accompagner la lecture des œuvres
-
Bernardi Bruno, Le
principe d’obligation, EHESS, 2007.
-
Derathée
Robert, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps,
Vrin, 1995.
- Quiviger Pierre-Yves, Le secret du droit naturel ou
après Villey, Garnier, 2012.
- Strauss Léo, Droit naturel et histoire, Champs
Flammarion, 1954.
-
Villey Michel, La
formation de la pensée juridique moderne, PUF, 2013.